CHAPITRE II
Mac Nicholson tâta le révolver atomique qui gonflait sa poche droite et soupira :
— Eh bien ! en route !
— Excusez-moi, Nicholson, intervint Hallone, mais je revendique le droit de passer le premier. Non par fanfaronnade, car vous connaissez ma modestie. Mais j’ai dix ans de moins que vous. Si un danger quelconque nous menace…
— O.K., grommela le physicien, tendant spontanément son arme à son cadet. Je pense que vous avez raison. Ma quarantaine ne me classe plus dans la toute première jeunesse. Le manque d’exercice a noué un peu mes muscles. Mes réflexes sont moins vifs.
— Dites que vous vous êtes admirablement conservé ! convint finalement Jane Platters.
— Parfaitement ! enchaîna vivement Hallone, embarrassé. Je ne voudrais pas que vous preniez ma proposition de mauvaise part. Physiquement, vous valez autant que moi. Peut-être même me battriez-vous en endurance. Seulement j’ai pensé…
— Allons, trancha Nicholson, je ne vous en veux pas.
— Votre offre part d’un noble sentiment. Ne nous chicanons pas pour une peccadille. Prenez ce pistolet, je vous en prie.
Hallone, plus ému qu’il ne voulait le paraître, serra les doigts sur la crosse froide. Il fixa le canon, terminé par une grosse boule translucide, avec intensité. Cette arme, miraculeusement sauvée du séisme, assurerait peut-être la survie au petit groupe, non seulement à cause de la puissance qu’elle apportait, mais aussi grâce à un réconfort moral. Il était toujours agréable de penser que l’on pouvait se défendre contre les pires dangers, le cas échéant.
Nicholson tapota l’épaule de son compagnon :
— Une chance de disposer d’une d’arme semblable. Je ne m’en séparais pas. Peut-être la hantise de rencontrer un yéti… Faites-en bon usage, Hallone. Je souhaite seulement qu’elle ne serve jamais.
Il ajouta, haussant les épaules :
— Et, ma foi, je me demande quel gibier nous pourrions rencontrer alors qu’un séisme à l’échelle mondiale a bouleversé la planète, engloutissant la faune et les hommes.
Hallone glissa le pistolet dans sa poche.
— Des espèces ont pu survivre.
— Vous pensez à ces sortes de rapaces que vous avez aperçus hier, suspendus dans le ciel ?
— Encore une fois, Nicholson, il ne s’agissait pas de rapaces. Ces… ces créatures ne possédaient pas d’ailes.
— Comment diable planaient-elles, alors ? remarqua Jane Platters.
— Je l’ignore. Leurs masses ovoïdes, aussi volumineuses que le corps d’un homme, tenaient mystérieusement en l’air, comme suspendues par un fil invisible. Elles évoluaient à plus de cent mètres. Je n’ai donc pu les étudier qu’imparfaitement. De plus, je me suis empressé de vous prévenir.
— Quelle couleur avaient ces… euh… ces machins phénoménaux, m’avez-vous dit ? demanda Nicholson.
— Grisâtre. Tirant plutôt sur le rosé… Enfin je ne pourrais vous préciser avec certitude.
— Hum ! toussa le physicien. Je connaissais quelqu’un qui avait pris un nuage pour une soucoupe volante. Ceci dit sans vous offenser, Hallone. Mais un phénomène d’optique… Enfin ! L’avenir nous apprendra si vous n’avez pas eu d’hallucinations.
La pluie avait cessé depuis une heure. Cependant, partout, le décor restait mouillé malgré la chaleur torride. Si les roches se vautraient au soleil et se séchaient lentement en attendant la nuit, les creux engorgés débordaient d’eau, gargouillaient encore sourdement. Raviné de toutes parts, le sol meuble se tortillait en rigoles profondes, sales, en plaies boueuses qui, bientôt, se durciraient comme du ciment jusqu’à la prochaine averse.
Les rayons à peine inclinés de l’astre tapaient violemment sur les roches où l’évaporation s’accélérait. Aiguilles de feu, ils piquaient le décor brûlant encore tout embué de pluie, traversaient sans pitié l’atmosphère redevenue translucide. Ils blessaient les yeux, cognaient sur les nuques. Le contraste avec l’orage était frappant.
Titubant dans l’accablante fournaise, hâves, maigris, déprimés, reflets pâles d’un passé récent, les trois rescapés du séisme géant descendaient vers la mer à travers la rocaille transformée en chaudière. Ils avançaient pas à pas, manquant à chaque instant de glisser sur les aspérités miroitantes. Ils sautaient sans agilité les creux gonflés d’eau chaude, évitaient les gros blocs trapus, musclés, contournaient les failles béantes d’où s’exhalait une intolérable odeur de soufre et de vapeurs brûlantes, dont les gouttelettes stérilisées rôtissaient la chair granitique d’alentour.
Par intermittence, Hallone levait son regard vers le ciel embrasé, comme s’il redoutait un danger ou bien, au contraire, comme s’il y cherchait un espoir.
Nicholson s’aperçut de son manège.
— Craignez-vous de voir surgir vos oiseaux ovoïdes, Hallone ? s’enquit-il, haletant, la figure détrempée par la sueur, la barbe complètement humide.
— Non, je… Voyez-vous, c’est stupide, mais je songe au satellite géant de la F.M.N. (Fédération Mondiale des Nations), où huit techniciens assuraient le relais de Mondiovision et les services de la météo J’essaie simplement de repérer son orbite.
Le physicien, harassé, s’arrêta, Il s’adossa à un rocher et épongea son front ruisselant. Il avait la bouche aussi sèche qu’un morceau de caoutchouc.
— Illusion, Hallone ! Le satellite ne tourne plus autour de la Terre car, lui aussi, a subi le contre-choc du cataclysme. Une planète ne bascule pas sur son axe sans apporter de profondes perturbations dans son atmosphère et son champ cosmique. Ou bien la base spatiale, échappant à la gravitation, file dans l’espacé interstellaire sans espoir de retour ; ou bien, victime de la pesanteur, elle est retombée sur le globe. De toute façon, il ne faut plus espérer revoir vivants les huit hommes du satellite. Vous savez très bien que celui-ci ne dispose d’aucune énergie autonome. Monté sur l’orbite choisie, il opérait sa rotation par la seule forcé gravitationnelle.
Hallone se tourna vers Jane Platters dont le courage en de telles épreuves forçait l’admiration de ses compagnons.
— Vous étiez déléguée de la F.M.N., je crois ?
— Oui, je…
— Eh bien ! ne cherchez plus. Il n’existe plus de F.M.N., plus le moindre humain sur la planète ! Nous sommes retombés dans les abîmes des temps préhistoriques, avec toute l’horreur que comporte cette situation !
Nicholson s’approcha de son cadet. Il l’observa quelques secondes et fut douloureusement impressionné par son visage marqué par l’accablement. Il essaya de remonter ce moral défaillant :
— Tout à l’heure, Hallone, vous étiez plein de décision. Maintenant vous voilà broyant du noir. Je ne vous comprends plus. Tout ça à cause d’une histoire de satellite artificiel ! Je n’aurais jamais dû vous décevoir de ce côté.
Hallone serra les dents.
— Excusez-moi. Un moment de dépression… Nous en aurons d’autres. Reprenons plutôt notre route.
Ils repartirent sous l’écrasant soleil qui torturait leur peau, desséchant leurs lèvres crevassées. De temps à autre, ils s’arrêtaient pour reprendre haleine ou pour étancher leur soif dans les creux de rocher. Mais l’eau était tiède, fade, écœurante, pratiquement imbuvable si on ne la découvrait pas dans une zone d’ombre. Tout cela s’accompagnait toujours d’une périlleuse gymnastique, car les creux de roche se nichaient dans des endroits inaccessibles, supplices de Tantale pour des yeux fiévreux.
Les fumerolles s’échappaient encore en soupirant des entrailles du sol, répandant une odeur sulfureuse qui piquait les narines. Mais leur nombre diminuait à mesure que l’on se rapprochait de la mer.
Enfin à travers les interstices des blocs erratiques, une plaque scintillante, polie comme un miroir, apparut à l’horizon tourmenté. La variante du décor était si accentuée, si prononcée, qu’elle arracha des cris démentiels, longues clameurs de triomphe, aux trois rescapés de l’an 2059.
— L’océan ! hurla Nicholson.
Très pâle, Jane Platters observait cette immensité liquide, verdâtre, à la monstruosité un peu inquiétante.
— Mon Dieu ! balbutia-t-elle. Nous avons parcouru à peine une dizaine de kilométrés et…
— Je sais, opina le physicien, soudain sombre, rembruni. Sept cents kilomètres de terre se trouvent sous la mer. Des millions de vies englouties, des villes entières… Cette vision nous montre l’ampleur du séisme.
Plus alertes, ils descendirent un petit sentier. Hallone cheminait le premier, se cognant rudement aux aspérités de granit, tant il marchait vite.
Brusquement, il s’arrêta. Son visage changea de couleur. Le sang se retira de ses veines. Il voulut parler, mais aucun son ne sortit dé sa bouche déformée, crispée.
Il regarda encore, se repaissant de l’extraordinaire et fascinant spectacle. Puis, dominant sa terreur, il rebroussa chemin. Ses jambes tremblantes le soutenaient à peine. C’est hors d’haleine, à deux doigts de la syncope, qu’il rejoignit ses compagnons.
Il annonça, les lèvres décolorées, s’appuyant à une arête rocheuse :
— Je viens de… C’est prodigieux. Nous ne sommes plus sur la Terre !
*
* *
Nicholson connaissait Hallone de longue date. Il ne l’avait jamais vu dans un tel état de surexcitation. Hallone, instantanément, avait perdu cette sérénité, ce sang-froid qui d’ordinaire le caractérisait. Il tremblait, en proie à une animation intense. Il avait le regard fixe. Il haletait.
Entouré par ses deux compagnons, il répétait obstinément :
— Nous ne sommes plus sur la Terre !
— Allons, remettez-vous, mon ami, déclarait Nicholson, s’efforçant de réconforter son cadet. Réfléchissez. Vous dites une bêtise. Comment voudriez-vous que nous ayons quitté la planète ?
Hallone ne démordit pas de son idée :
— Nous sommes demeurés inconscients des jours entiers, des mois peut-être, sinon des années, enfouis au plus profond de la montagne. Reconnaissez-le, Nicholson.
— Je ne le nie pas, en effet. Mais…
— Eh bien ! en ce laps de temps, il s’est passé un événement fantastique dont nous mesurons seulement les conséquences. Je ne sais pas lequel. Mais si vous connaissiez les créatures qui hantent cette planète, vous m’approuveriez derechef.
Jane Platters eut une intuition :
— Vos affreuses bestioles volantes.
— Oui, « mes » bestioles, comme vous dites ! Non seulement elles volent, mais elles nagent. Or, je vous le demande franchement, existe-t-il sur la Terre une race animale évoluant indifféremment dans les airs et sur l’eau ?
Nicholson sourit :
— Bien sûr, Hallone. Tous les palmipèdes.
— O.K., les palmipèdes. Maintenant dénichez-moi un palmipède sans ailes capable de demeurer à point fixe, en immobilité absolue à des mètres au-dessus du sol ? Vous voilà perplexe. Tellement perplexe qu’il est inutile de vous casser la tête. De ces animaux phénomènes, vous n’en dénicherez pas trace sur notre mappemonde. Et vous serez encore bien plus fasciné lorsque vous découvrirez l’étrange anatomie de ces… de ces créatures mi-aquatiques, mi-aériennes.
— Qu’ont-elles de si particulier ? demanda le physicien, ébranlé par les arguments de son cadet.
— D’abord, leur forme ovoïde ne s’apparente avec aucune des catégories zoologiques existantes… Eh bien ! ensuite, je vous conseille vivement de vous faire une opinion personnelle… une opinion époustouflante !
Nicholson et Jane Platters échangèrent un regard de complicité.
— O.K., agréa le premier. Montrez-nous donc ces phénomènes, Hallone.
*
* *
Yérès et Xiris, les inséparables, vautrés sur le sable brûlant, contemplaient l’océan de leurs yeux globuleux. L’océan apaisé, repu de combats sans gloire, qui digérait sa rancœur éternelle à grands coups de spasmes mouillés. Le roc se durcissait, le sable grésillait sous la chaleur déversée par un ciel uniforme, plus mauve que bleu. Le roc et le sable, ennemis millénaires de l’eau.
Xiris émit un regret :
— Dommage qu’Atoum ait interdit le survol de la montagne. Sans cela, une seconde expédition ne m’aurait pas déplu. Je n’aurais pas détesté étudier de plus près les bibors. Et toi, Yérès ?
— Je me méfie des bibors.
— Ils ne sont pas dangereux, affirma trop hâtivement Xiris. Des créatures inférieures n’ont jamais pu lutter à armes égales contre une intelligence.
Yérès, modéré dans son jugement, livra sa pensée :
— La vie nous ouvre seulement ses portes. Nous avons beaucoup à apprendre. Je ne suis pas certain que les bibors soient des créatures inférieures.
— Mais enfin, protesta son compagnon, tu les as vus. Ils sont horribles. Aucun trait de ressemblance avec nous. Plus laids que les méduses ou les holothuries. Ensuite ils sont dépourvus du don télépathique.
— Qu’en sais-tu ? rétorqua Yérès.
— S’ils disposaient de ce don, ils nous auraient déjà contactés.
Les cavités épidermiques de Yérès s’animèrent de contractions rythmées. Les pompes mystérieuses, invisibles, de son être actionnèrent le mécanisme de métamorphose. Son corps gélatineux, gonflé à l’air chaud comme une baudruche caoutchoutée, doubla de volume. Déjà, sa masse spongieuse oscillait à sa base. Yérès devenait d’une légèreté propre à le véhiculer dans l’atmosphère.
— Où vas-tu ? s’informa Xiris.
— Prendre un bain.
— Nutritif ?
— Naturellement. Tu sais très bien qu’en dépit de nos apparences, l’eau nous répugne. L’eau salée, bien sûr. Mais mon état organique réclame un apport d’éléments nutritifs. J’ai dépensé de nombreuses calories dernièrement. M’accompagnes-tu ?
Xiris hésita.
— Personnellement, je ne ressens aucune nécessité impérative d’assimilation. Mon noyau nucléique, actuellement, ne stimule d’aucune façon mes vacuoles. Mais je vais m’imposer un effort, Yérès.
Xiris gonfla son tissu gélatineux. Les deux mollutors s’élevèrent lentement de terre, planèrent un instant à moins d’un mètre au-dessus du sablé grillé de soleil, puis déployèrent leurs ailes atrophiées. Ils voletèrent lourdement vers la mer.
Puis, opérant les mouvements inverses, réduisant progressivement leur volume, ils descendirent vers les vagues spasmodiques.
Gonflés d’air, ils flottèrent sur l’eau, puis, avec une lenteur étudiée, ils s’immergèrent à demi. Leurs bouches épidermiques éjectèrent une bave rosée et commencèrent à pomper les éléments nutritifs en suspension dans l’eau salée.
A moins de trente mètres de là, trois silhouettes totalement différentes des mollutors, figées, observaient l’étrange scène. Elles ne bougeaient pas, immobiles comme des statues ou des pains de glace sortis d’un réfrigérateur. Dissimulées derrière des rochers abrutis de soleil, elles évitaient de se montrer en déployant des précautions d’Indiens sur le sentier de la guerre. Elles ignoraient que les mollutors disposaient d’un organe sensoriel extrêmement développé.
Hallone, devant les visages sidérés de ses deux compagnons, jubilait :
— Eh bien ! raisonnons froidement. Sommes-nous réellement sur la Terre ?
Jane Platters, la première, hésita.
— J’avoue que… euh… j’en doute de plus en plus. J’ignorais en tout cas l’existence de cette espèce zoologique.
— Cette espèce n’existait pas ! affirma Hallone. Les naturalistes ne l’ont jamais mentionnée et ils seraient bien embêtés de classifier ces deux êtres qui s’ébattent dans la mer. Or, une race, défiant les lois de la biologie, n’apparaît pas instantanément. Différents stades évolutifs la caractérisent. D’où j’en conclus que nous avons quitté notre planète.
— Vous concluez trop prématurément, assura Nicholson. Sans aucun doute, ces… ces créatures ovoïdes, capables de doubler de volume, de nager et de voler, n’appartiennent pas à la zoologie terrestre. Pourquoi ne pas supposer, plus rationnellement, que ces êtres ont débarqué sur notre sol, à l’issue du séisme ?
Cette conviction ébranla l’assurance de Georges Hallone. Néanmoins, il n’écarta pas d’emblée son idée.
— Des créatures intelligentes ? Vous voulez rire, Nicholson !
— Je n’ai pas dit des êtres doués d’intelligence.
— Des animaux, alors ? Par quel miracle auraient-ils atteint la Terre ?
Le physicien rétorqua, certain d’assommer l’obstination de son cadet :
— Par quel miracle aurions-nous quitté notre planète ?
Hallone s’avoua vaincu. Il grimaça.
— Je l’ignore. Mais la venue d’êtres extraterrestres reste aussi inexplicable que notre évasion hors du champ d’attraction de notre globe. Pendant que nos corps en léthargie demeuraient enfouis dans les entrailles du sol, un séisme géant déformait la configuration géographique des continents, modifiait les climats. L’alternative subsiste : avons-nous abordé inconsciemment une nouvelle planète ou bien la Terre subit-elle l’invasion de monstres interstellaires ?
Janes Platters tendit le doigt vers l’océan dont les muscles humides se rouillaient par inaction.
— Attention ! avertit-elle, interrompant le colloque des deux hommes. Les affreuses créatures ovoïdes regagnent la côte.
Yérès et Xiris, leur bain nutritif achevé, abandonnaient, en effet, sans regret leur barbotage dicté par la nécessité. Repus, ils planaient au-dessus de l’océan, incertains sur la direction à prendre. La vue du sable chaud les incitait peut-être à retourner vers leur point de départ lorsque Xérès agita son antenne de façon fort significative.
Xiris s’en aperçut :
— Pourquoi ne te diriges-tu pas vers la côte ? Le sable est encore chaud, le soleil haut dans le ciel.
— Des yeux nous épient, Xiris. Mes cellules auditives viennent de capter un faisceau d’ultrasons particulier. Elevons-nous davantage.
Xiris aussi décela le faisceau ultra-sonique. Mais il était incapable d’en définir avec exactitude l’origine. Pourtant, ces sons provenaient indubitablement d’une substance organique vivante. Une méduse ? Une holothurie ?
Certainement pas. Le faisceau avait son pôle émetteur entre les rochers de la rive, non loin de la grande falaise. Les deux mollutors, en accord parfait, plafonnèrent à plus de cent mètres. Puis, avec leur lenteur caractéristique qui confinait à la mollesse, ils se véhiculèrent adroitement vers les rocs bardés de granit.
*
* *
Le bras armé de Georges Hallone se leva vers les deux mollutors. Nicholson, horrifié, se précipita, intervenant in extremis. Il happa au passage la main de son cadet.
— Vous êtes fou, mon ami ! hurla-t-il. Ces animaux, si bizarres soient-ils, ne manifestent aucune agressivité et vous voulez les provoquer ! Gardez-vous en bien. Vous ignorez les moyens de défense et de riposte dont ils disposent.
Hallone esquissa la plus belle grimacé de sa vie. Il rengaina le pistolet en soupirant.
— Il paraît difficile de se soustraire à un revolver atomique.
— Sans doute, Hallone. Je crois sincèrement que ces deux êtres apparemment indolents, paieraient les frais de votre folie. Mais réfléchissez à la portée, aux conséquences de votre geste. Toute une tribu de ces créatures peut nous tomber sur le dos, à l’improviste. Un seul pistolet atomique ne suffirait plus.
— Que préconisez-vous ?
— La prudence. Très certainement, nous sommes découverts. Attendons la réaction de ces animaux. Alors, seulement, nous jugerons de leurs sentiments à notre égard.
Yérès et Xiris, sans effort, et comme le redoutait Nicholson, avaient décelé les trois humains. Ils contemplaient ces bipèdes d’un œil à la fois curieux et inquiet.
Xiris voulut réduire son altitude mais son congénère l’en dissuada vivement. Il possédait pour cela des arguments convaincants.
— Les bibors n’émettent pas seulement des ultra-sons, mais aussi des vibrations considérablement amplifiées, débordant la gamme habituelle. Ces vibrations influencent douloureusement nos nerfs auditifs et notre noyau nucléique. Ne prenons aucun risque.
Xiris se maintint à hauteur de son compagnon.
— A ton avis, Yérès, que pensent les bibors sur notre compte ? Crois-tu qu’ils supposent que nous venons d’une autre planète ?
— Je l’ignore. Mais c’est bien possible. J’ai de plus en plus la conviction que les bipèdes appartiennent à une race intelligente.
— Tu te montres bien affirmatif. Quelles preuves avances-tu ?
— Ces sons amplifiés, émis par les bibors, leur servent de langage. Ils se comprennent donc.
— Même les créatures inférieures se comprennent. Toutes possèdent un sixième sens. Seuls les moyens de parvenir à la compréhension mutuelle diffèrent.
— Les bibors RAISONNENT. A mon sens, voilà ce qui les classe dans la catégorie des races intelligentes. Nous devons prévenir Atoum et le Conseil.
Xiris acquiesça. Il avait beaucoup d’admiration pour Yérès, du reste plus âgé que lui, bien qu’il fût pratiquement impossible de déterminer l’âge d’un mollutor.
Les deux compères s’éloignèrent lourdement de leur vol inimitable. Ils retrouvèrent Atoum sur la grève, à plusieurs kilomètres. Immédiatement, ils entrèrent en relation télépathique avec lui.
— De graves événements se préparent. Atoum, annonça Yérès. Les bibors abordent les plages. Ils sont descendus de la montagne, comme je le craignais.
— Leur nombre ? s’informa le membre du Conseil.
— Trois. L’un d’eux légèrement plus petit que les deux autres. Mais tous émettent des vibrations hyper aigues.
— Avez-vous pris contact avec eux ?
— Non. Je pensé que la chose s’avère possible car les bibors disposent d’un langage verbal. Cependant, pour les contacter, il faudrait s’approcher d’eux et cette manœuvre comporte trop de risqués.
Atoum agita son antenne :
— Je vais réunir le Conseil immédiatement, en demandant qu’on chasse les bibors. Leur présence constitue une insécurité certaine, sinon une menace.
Déjà, Atoum le Sage se gonflait affreusement, s’élevait, et disparaissait au loin. Xiris se tourna vers Xérès :
— Comment Atoum compte-t-il chasser les bibors ?
— Le commando désigné libérera de l’anhydride sulfureux que l’on trouve à profusion dans les fumerolles.
— Tu crois que cela suffira à chasser les bibors ?
— Je ne sais pas, répondit Yérès toujours extrêmement prudent.
Six mollutors passèrent en vol serré près de nos deux amis. Ils s’éloignèrent rapidement vers la grande falaise.
— Voici le commando, précisa Yérès.
Une anormale animation régnait dans le camp des créatures gélatineuses, d’ordinaire amorphes. Le départ du commando suscitait maints mouvements de curiosité. De nombreux mollutors, avertis de l’approche des bibors, prenaient l’air autant pour se soustraire à un danger éventuel que pour observer de loin la bataille, dont le prélude s’annonçait.
Le commando ne se différenciait guère des autres mollutors. Parvenu au-dessus de la grande falaise, il obéit aux injonctions de son chef, une créature plus âgée que les autres et qui, de ce fait, avait accédé à ce poste. Les six êtres gélatineux s’abattirent, rapaces d’un autre monde, autour d’une énorme faille dans le roc.
Par cette cicatrice béante s’exhalait une fumée sulfureuse. Nonobstant cette odeur désagréable, suffocante, les six mollutors s’accoutumaient très bien à cette atmosphère saturée de soufre. Par sauts successifs, ils s’approchèrent même le plus près possible de la crevasse, absorbant ainsi le maximum de vapeurs.
Leurs cavités pompaient frénétiquement les gaz délétères. Leur chair molle, flasque, s’enflait, se gorgeait d’anhydride sulfureux. Puis, avec ensemble, ils abandonnèrent le bord de la faille et gagnèrent un air plus pur. Ils oxygénèrent à nouveau leurs cellules et sous la direction de leur chef, voletèrent en formation serrée vers les bibors.
A cent mètres, ils plafonnèrent au-dessus des trois humains. Le chef donna un signal télépathique et la troupe au complet fondit vers le sol, libérant par toutes ses vacuoles l’anhydride sulfureux emmagasiné préalablement, et utilisé comme réservoir ascensionnel.
— Attention ! hurla Hallone, brandissant son revolver. Nous sommes attaqués !
Mû par un réflexe défensif, en dépit des conseils de Nicholson, Hallone appuya sur la détente sans trop savoir si l’arme fonctionnerait. Le pistolet avait peut-être subi des détériorations lors du séisme géant, bien que Nicholson affirmât que l’arme n’avait pas quitté sa poche au cours de ses propres tribulations.
Aussi est-ce avec un espoir nuancé d’inquiétude que le plus jeune des deux hommes pressa la gâchette, guettant la chute d’un assaillant. En fait, une longue flamme bleue, démesurée, immonde langue reptilienne, jaillit de la boule transparente à l’extrémité du canon, tandis qu’une détonation sourde, plus faible que prévue, accompagnait l’éjection radioactive.
L’un des mollutors se trouva sur le passage de la radiation ultra-pénétrante. Son corps, enrobé de bleu, scintilla brièvement. Sa chute s’accéléra, malgré tous ses efforts pour la freiner. Sa masse molle tomba à trois mètres des humains et s’immobilisa. Cependant, l’anhydride sulfureux contenu dans ses cavités acheva de se libérer. Puis une bave rosée humecta les muqueuses buccales qui se résorbèrent, calcinées. L’énorme paquet ovoïde vira au noir cendré.
Cependant, l’anhydride assommait les Terriens suffoqués. Toussant, crachant, aveuglés, leurs glandes lacrymales brusquement stimulées, ils se heurtaient les uns aux autres, cherchant avant tout une issue pour fuir. L’impérieuse nécessité d’échapper à la nappe sulfureuse dictait leur conduite.
Entre deux quintes de toux, Nicholson hurla :
— Battons en retraite ! Ces diaboliques bestioles nous pulvérisent de l’anhydride en plein visage !
En dépit de sa bonne volonté, Hallone titubait. Il tenait toujours fermement le revolver atomique. Pour rien au monde, il ne l’aurait lâché car cette arme était tout ce qu’il leur restait du monde de l’an 2059. Maigre héritage de leurs ancêtres disparus, bien sûr, mais combien apprécié !
Hallone, aveuglé, pleurant comme un gosse pris en défaut, aurait eu bien du mal à ajuster un nouvel adversaire. Il ne discernait qu’une fumée jaunâtre, irritante, qui piquait les yeux, les narines, la gorge, prélude à l’asphyxie. Sa main libre se crispait douloureusement dans le vide quand elle ne cognait pas sur les rochers, impassibles spectateurs de la scène pitoyable.
Il buta sur une pierre, glissa malencontreusement. Il toussait de plus en plus, tandis qu’un voile noir l’environnait. Ses poumons fonctionnaient avec difficulté. Sa bouche tordue aspirait un air vicié, dépourvu d’oxygène. Il tenta de se relever. Ses jambes le trahirent. Il glissa une seconde fois.
La poigne secourable et encore vigoureuse de Nicholson le remit sur pied.
— Suivez-moi, Hallone. Sinon vous risquez l’asphyxie.
— Je… euh… merci, Nicholson. Vous me sauvez probablement la vie.
— Bah ! Ne parlons pas de cela, voulez-vous ?
S’appuyant sur le physicien, Hallone gagna une zone plus aérée. Il respira à pleins poumons des poignées d’oxygène un peu chaud, certes, mais combien délicieux. Il se retourna, aperçut le revolver qu’il n’avait pas lâché. Il serra les dents et leva l’arme vers le ciel.
— Inutile, dit Nicholson. Les créatures ovoïdes sont reparties. Mais vous en avez abattu une.
Hallone se remettait lentement. Jane Platters s’empressait auprès de lui et sur ses traits s’inscrivait une légère détente.
— Ça va mieux ?
— Oui… je… Comment avez-vous fait pour échapper à l’anhydride ?
Jane sourit.
— Nicholson et moi, sitôt enveloppés par le gaz, n’avons pas insisté. Nous vous avons crié de battre en retraite mais j’ignore si vous nous avez entendus.
— Je voulais en abattre UN autre !
— Folie, Hallone ! intervint le physicien. L’anhydride vous aurait terrassé. Déjà, le souffle vous manquait, votre vue s’obscurcissait. A quoi bon vous exposer davantage ? Nos ennemis avaient rebroussé chemin. Mais vous ne les discerniez plus. Voyant que vous ne nous suiviez pas, je suis retourné vous chercher.
Le jeune homme passa sur son front une main égarée. Sa tête lui tournait encore, provoquant même une forte encéphalalgie. Il séchait ses ultimes larmes douloureuses. Le picotement de ses narines et de sa gorge s’apaisait graduellement.
— Quelle aventure ! gémit-il. Ces animaux nous ont attaqués à six. Ils possèdent donc une certaine organisation, sinon un embryon d’intelligence. Je me refuse à croire tout de même qu’il s’agit de créatures pensantes.
— Je crois qu’il serait temps de nous faire une opinion plus précisé. Examinons le cadavre abattu au pistolet.
Jane Platters et Hallone acquiescèrent, bien que la jeune veuve n’y mît aucun empressement. Tous trois revinrent sur leurs pas. Par chance, un vent en provenance de l’océan chassait violemment le nuage d’anhydride, dégageant le terrain. Quelques bandes jaunâtres traînaient encore péniblement au ras du sol.
Les tenaces vapeurs subsistaient. Les trois Terriens toussèrent mais l’atmosphère restait respirable. Ils s’orientèrent vers la masse inerte du mollutor, calcinée par la radioactivité.
Jane Platters livra sa première impression :
— Des créatures pensantes n’auraient pas abandonné leur mort sur le terrain.
— Heu… hésita Nicholson, ils peuvent encore venir le chercher. En attendant, examinons ce prodigieux échantillon.
Dominant sa répugnance, le physicien plongea sa main dans la masse noirâtre. Il savait que la radioactivité dégagée par le pistolet se dissipait instantanément. Aucun danger de contamination n’existait donc.
Ses doigts palpèrent la substance molle, flasque, gélatineuse. Ses connaissances ne se bornaient pas seulement à la physique mais s’étendaient un peu à la biologie.
— Du protoplasme ! diagnostiqua-t-il, sidéré. Si vous préférez, il s’agit là de l’élément essentiel constituant la cellule organique. Reste à prouver si ce corps se compose d’une infinité de cellules, ou d’une cellule unique. Un microscope garantirait évidemment la véracité de mes assertions.
Fréquemment, Hallone avait côtoyé des savants. Il avait acquis ainsi une certaine expérience dans bien dès domaines. De plus, ancien universitaire, il disposait d’une solide culture scientifique, bien qu’il se fût tourné vers une autre carrière.
— Une cellule géante ? résuma-t-il, ébranlé. Voyons, Nicholson, comment peut-on admettre l’existence de cellules autonomes, alors que tout organisme vivant, hormis les protozoaires et les microbes, est constitué d’une association de cellules ?
Nicholson faisait le tour de la masse gélatineuse. Il examinait avec minutie les étranges cavités buccales criblant l’épiderme.
— Voici les vacuoles, dit-il. Nous ne découvrons pas le noyau nucléique, noyé dans le protoplasme, mais il existe très certainement, à moins que ses éléments ne soient disséminés, comme cela se produit quelquefois, dans l’ensemble cellulaire. Pour le déterminer avec exactitude, il faudrait disséquer ce cadavre.
— Une cellule géante ! répéta Jane Platters, horrifiée par cette bouleversante révélation. Des cellules tombées sur la Terre au moment du cataclysme, et qui ont proliféré.
— Par cloisonnement, si mon raisonnement s’avère exact, ajouta le physicien. Une cellule géante, certes, analogue par sa constitution à la cellule microscopique, mais particulière quant à ses fonctions et à son évolution. Cette masse protoplasmique a évolué, en effet, d’une manière étonnante, déconcertante. Un gigantisme l’a frappée et…
— Alerte ! Deux masses ovoïdes se dirigent vers nous, coupa Jane Platters, main tendue vers l’horizon.
Un triple regard s’orienta vers la direction indiquée par la déléguée de la F.M.N. Tous réprimèrent un frisson. Deux mollutors s’approchaient, monstres menaçants escortés par le poudroiement du soleil dont la courbe s’amorçait vers l’océan enivré par la houle.
*
* *
— Je ne te comprends absolument pas, Xiris. Les bibors ont prouvé qu’ils disposaient d’armes offensives puissantes. L’un des membres du commando n’est pas revenu. Ses cinq compagnons affirment unanimement que le malheureux a été frappé par une gigantesque étincelle bleue, jaillie d’un objet tenu à bout de bras par l’un des bipèdes. Son corps est devenu noir. Or, malgré ces révélations inquiétantes, tu t’obstines à contacter les bibors.
Xiris voletait lourdement à côté de son ami. Ses embryons d’ailes battaient l’air régulièrement, par réflexe. Ses yeux globuleux, orientés vers le sol, cherchaient les humains.
Il les aperçut, penchés sur le cadavre du mollutor. Ses vacuoles frémirent. Son antenne oscilla.
— Je te remercie infiniment, Yérès, de m’accompagner. Tes craintes se justifient, je le reconnais. Mais je pense que les bibors ont mal interprété le rôle de notre commando. Ils ont été attaqués. Ils se sont défendus. Quoi de plus naturel, de plus logique ? Même des créatures inférieures auraient agi identiquement. Ne pouvions-nous pas leur faire comprendre autrement que leur présence, sur les rives, nous gênait ?
— Télépathiquement ? suggéra Yérès.
— Oui. Je suis certain que nos ondes télépathiques influencent leurs cerveaux. Attends, je vais essayer. Nous nous rapprochons d’eux de plus en plus. Ils nous ont aperçus. Autant éviter le combat.
L’antenne de Xiris se figea. Une onde fulgura dans l’air, portée par les faisceaux hertziens. Elle répétait inlassablement :
— Ne craignez rien. Nous ne vous voulons aucun mal. Nous venons en amis. Nous tentons de vous contacter télépathiquement. Nous comprenez-vous ?
Une douleur atroce broya la tête des trois humains. Puis, avec soulagement, la douleur s’apaisa. Une espèce de langueur, de lascivité, succéda. Leurs cerveaux s’éclaircirent miraculeusement, prélude à une pensée qui s’y inscrivit fortement, s’y enracina, obsédante.
Nicholson passa une main tremblante sur son front. Une attention soutenue burinait ses traits. Il tendait désespérément l’oreille.
— Ne percevez-vous rien ? demanda-t-il.
— Non, répondit Hallone.
— J’ai eu, une seconde, un mal de tête épouvantable, révéla Jane Platters.
— Moi aussi, assura le physicien. Mais je perçois comme une voix dans mon crâne. Une voix qui répète : « … Nous tentons de vous contacter télépathiquement. Nous comprenez-vous ? »
Hallone fronça les sourcils.
— Bizarre. Le mal de tête m’a atteint également. Maintenant, mon subconscient paraît vide. Ou plutôt… Si. Comme vous, Nicholson, j’entends la voix ultra-sonique.
Les trois humains levèrent la tête. Les deux mollutors évoluaient maintenant au-dessus d’eux. Ils s’immobilisèrent mais hésitèrent à descendre. Hallone brandit le revolver atomique :
— Bonne cible ! Ils viennent à portée de mon arme, ces idiots.
Pour la seconde fois, Nicholson sauva la vie de Xiris et de Yérès. Il détourna le bras meurtrier.
— Pas de bêtise, Hallone. Vous ne voyez pas que ces deux créatures nous contactent télépathiquement !
Un rire ironique secoua le plus jeune des deux hommes. En marmonnant, il abaissa son pistolet.
— Quoi ? Vous devenez fou, mon pauvre Nicholson. Des cellules géantes douées de pensée !
— Laissez-moi faire. Je vais répondre à leur sollicitation.
Le physicien se concentra. Il songea fortement à la phrase qu’il aurait dû normalement articuler à l’aide de sa bouche.
— Avons capté votre appel. Répondons favorablement. Sommes décidés à établir des relations amicales avec vous. Annoncez-nous vos intentions.
— Intentions non changées, répondit Xiris. Nous nous posons.
Les deux mollutors, au plus grand effroi de Jane Platters, atterrirent à cinq mètres. Leurs corps se dégonflèrent comme des ballons brusquement percés. Puis leurs paquets de gélatine demeurèrent sans vie.
Nicholson se tourna vers Hallone :
— Vous m’avez compris ? Pas de blague.
— O.K. Mais j’ai salement envie de tirer sur ces deux abominables créatures. Je n’aime pas leurs yeux.
Le physicien haussa les épaules. Il sursauta lorsque la pensée de Xiris s’infiltra dans les fibres de son cerveau.
— Je vous en supplie. Observez rigoureusement la méthode télépathique. Votre gamme aiguë nous incommode. Nous n’y sommes pas habitués.
— Très bien, approuva Nicholson, diplomate. Dans la mesure du possible, nous nous efforcerons de parler moins fort. Mais entre nous le système télépathique s’avère strictement inefficace. Nous avons besoin de sons pour converser.
Yérès détaillait de tous ses yeux les bibors. Jamais il ne les avait examinés d’aussi près. Il les trouvait encore plus épouvantables, monstrueux. Surtout, il redoutait ce double tentacule, greffé au milieu du corps, qui s’agitait sans cesse. Pourtant, les bipèdes semblaient inoffensifs, nullement animés de mauvaises intentions contrairement à ce qu’on aurait pu craindre.
Xiris marquait un point. Il exultait. Les bibors étaient intelligents car ils réceptionnaient les ondes télépathiques. Non seulement ils appartenaient à une race supérieure, mais ils venaient très certainement d’une autre planète.
Xiris, désireux de se documenter, le demanda à Nicholson, le bibor qu’il jugeait le mieux apte à soutenir un colloque.
Le physicien accueillit cette question avec surprise.
— D’une autre planète ? pensa-t-il fortement. Je croyais plutôt que c’était vous qui veniez d’un autre monde.
— Je l’ignore, dit Xiris. Pour ma part, j’ai toujours vécu sur cette terre, sur les rives de cet océan. Nous autres, mollutors, avons une vie courte qui n’excède pas dix cycles.
— Dix cycles ? répéta Nicholson, interloqué. A combien d’années cela correspond-t-il ?
— Je ne sais pas. Une année, pour nous, ne signifie rien.
Hallone et Jane Platters suivaient cette conversation hachée. Ils saisissaient les pensées du mollutor mais celles de Nicholson restaient indécelables. Ils se mêlèrent néanmoins au colloque.
— Nous sommes des Terriens, affirma la déléguée de la F.M.N., s’efforçant d’acquérir la sympathie des deux créatures.
— Des Terriens ? répéta Yérès, incompréhensif.
— Des habitants d’une planète que l’on nomme la Terre. Seulement, il s’est passé un phénomène inconnu, probablement un cataclysme universel qui a bouleversé notre monde, modifié reliefs et climats, détruit des villes et des vies humaines. Nous aimerions savoir si nous sommes les seuls survivants.
L’antenne de Xiris s’agita. Les yeux globuleux fixaient intensément les bibors, ces êtres extraordinaires tombés du ciel immense à bord d’un engin fabuleux.
Xiris montra sa bonne volonté.
— Encore une fois, nous autres, mollutors, ignorons notre véritable origine. Nous naissons, nous vivons, nous mourrons. Aucun de nous n’a entendu parler de « Terriens ». Je crois que nous sommes les premiers habitants de cette planète. Ce qui prouverait que vous venez d’ailleurs.
Nicholson, embarrassé, se gratta le menton. Une confusion extrême régnait dans son esprit. Il se remémorait très bien l’expédition himalayenne, dans le cadre de l’année géophysique internationale de 2059. Puis, brusquement, des secousses telluriques effrayantes. La montagne avait semblé basculer. Ensuite, c’était le trou noir, le néant impondérable, l’inconscience absolue. Que s’était-il passé ? Comment les trois rescapés auraient-ils pu se retrouver hors de leur monde ? D’autre part, si la Terre avait pivoté sur son axe, quel miracle les avait-il épargnés ?
Des mois, des années, assurément, avaient dû s’écouler avant que la fureur des gigantesques raz de marée s’apaise, avant que le climat se stabilise. Comment avaient-ils pu survivre sans la moindre alimentation, sans secours ? Ils auraient dû geler, ou rôtir, ou être écrasés par le changement brutal de pression atmosphérique, ou ensevelis dans les entrailles du globe.
Le destin avait voulu qu’ils vivent, parce qu’il fallait quelqu’un pour porter le flambeau de la civilisation et des hommes. Parce que la Terre avait besoin des humains, comme elle avait besoin de soleil, d’eau. Parce qu’il fallait à une planète une raison de graviter dans l’espace. Parce que la Vie ne mourrait jamais. C’est pour toutes ces raisons que trois créatures intelligentes avaient triomphé de la pression, de l’écrasement, de la chaleur liquéfiante et du froid qui faisait éclater les roches.
— Je m’appelle Nicholson, pensa le physicien. Mac Nicholson. En l’an 2059 de notre ère, j’étais un savant.
Il présenta tour à tour ses compagnons puis, par réciprocité, les mollutors se nommèrent. Poli, Nicholson s’inclina, prouvant définitivement ses bonnes intentions.
— Je crois que vous faites fausse route en supposant que nous tombons des étoiles, estima-t-il, résumant la situation. Nous possédons un passé prodigieux qui reste encore vivant à notre esprit. Nous pourrions vous entretenir longuement sur notre civilisation, et nous le ferons volontiers. Mieux aurait valu, peut-être, que nous perdions la mémoire. Nous aurions tiré ainsi un trait sur notre passé. Nous n’aurions même plus pensé que nous étions des hommes, qui, jadis, en nombre considérable, peuplaient la Planète. Or, votre passé à vous, les mollutors, qu’en subsiste-t-il ? Rien, ou pas grand-chose. Vous n’apportez aucune preuve. Vous ignorez jusqu’à vos origines. Pourquoi, en fait, et plus probablement, ne serait-ce pas vous qui tomberiez des étoiles ?
Yérès et Xiris ne regrettaient plus d’avoir contacté les bibors. Ceux-ci apparaissaient comme des créatures supérieurement intelligentes. Ils connaissaient leur propre origine, et cela, dans l’esprit d’un mollutor, était extraordinaire.
Nicholson sentait bien qu’il marquait un point. Il tenta même d’accentuer cet avantage en déployant ses connaissances. Mais il n’était pas certain que les mollutors le comprendraient.
— Savez-vous, dit-il, que vos corps sont constitués d’une cellule unique, formée de protoplasme ?
— Une cellule ? ânonna difficilement Yérès. Vous employez des termes étrangers à notre langage. Preuve que vous venez d’une autre planète.
Hallone s’approcha du physicien. Il lui parla à l’oreille afin de soustraire au maximum les mollutors aux vibrations nocives de sa voix.
— N’insistez pas, Nicholson. Vous voyez très bien que ces créatures ne possèdent aucune culture scientifique bien qu’elles paraissent animées d’une certaine intelligence, ne serait-ce que la faculté de correspondre télépathiquement.
Nicholson haussa les épaules.
— Les mollutors possèdent leur civilisation particulière, voilà tout. Pour le moment, nous ne l’assimilons pas, nous la comprenons mal… Mais des êtres doués de télépathie sont forcément intelligents.
Il se tourna vers les deux cellules géantes.
— A en juger par le raid de votre commando, un système d’organisation régit votre existence. Qui vous commande ? Avez-vous un gouvernement ?
Une nouvelle fois, Xiris buta contre ce dernier terme. Néanmoins, un soupçon de compréhension illumina son regard.
— Je comprends. Vous parlez du Conseil des Six. J’aimerais vous présenter à Atoum en particulier.
— Atoum ? Est-ce un mollutor, comme vous ?
— Oui. Il appartient au Conseil. Or, tous les membres du Conseil sont égaux en droits. Aucun n’a emprise sur l’autre. Ils décident tous les Six lors des dilemmes. Mais Atoum est assurément le plus âgé.
L’antenne de Yérès s’agita frénétiquement. Xiris s’en aperçut.
— Que se passe-t-il, Yérès ?
— Euh… pas grand-chose. Un faisceau d’ultra-sons, en provenance de la mer, me parvient.
Xiris orienta sa pensée vers les bibors et expliqua complaisamment :
— Yérès détecte un bruit qui crève la surface de l’eau. Notre antenne nous permet, en effet, de capter les ultra-sons. Et, vous, comment décelez-vous les vibrations ?
Nicholson, d’un geste, désigna ses oreilles. Il précisa hâtivement :
— Nous ne percevons qu’une certaine gamme de sons.
L’océan, à quelques pas de là, léchait hypocritement la grève. Le physicien, obsédé par l’intuition de Yérès, se glissa entre des rochers. Il découvrit la surface musclée de la mer bardée d’un timide ourlet d’écume. A une certaine distance du rivage, une inquiétante corolle en forme de champignon se balançait maladroitement.
Nicholson essuya la sueur qui perlait à son front.
— Ou bien je rêve… ou bien il s’agit là d’une méduse géante ! Décidément, tout est détraqué sur cette pauvre vieille Terre. Après les cellules gigantesques, les méduses… A moins, comme le suppose Hallone, qu’un phénomène inexplicable nous ait transportés dans un coin du Cosmos…